- La gravure a été réalisée par le médailliste Michel Gondard. Voir cet article pour une présentation de son travail sur Poincaré.
- Voici une transcription du premier audio :
« Le moi inconscient ou, comme on dit, le moi subliminal joue un rôle capital dans l’invention mathématique (…). Mais on considère d’ordinaire le moi subliminal comme purement automatique. Or nous avons vu que le travail mathématique n’est pas un simple travail mécanique, qu’on ne saurait le confier à une machine, quelque perfectionnée qu’on la suppose. Il ne s’agit pas seulement d’appliquer des règles, de fabriquer le plus de combinaisons possibles d’après certaines lois fixes. Les combinaisons ainsi obtenues seraient extrêmement nombreuses, inutiles et encombrantes. Le véritable travail de l’inventeur consiste à choisir entre ces combinaisons, de façon à éliminer celles qui sont inutiles ou plutôt à ne pas se donner la peine de les faire. Et les règles qui doivent guider ce choix sont extrêmement fines et délicates ; il est à peu près impossible de les énoncer dans un langage précis ; elles se sentent plutôt qu’elles ne se formulent ; comment, dans ces conditions, imaginer un crible capable de les appliquer mécaniquement ?
Et alors une première hypothèse se présente à nous ; le moi subliminal n’est nullement inférieur au moi conscient ; il n’est pas purement automatique, il est capable de discernement, il a du tact, de la délicatesse ; il sait choisir, il sait deviner. Que dis-je ? Il sait mieux deviner que le moi conscient, puisqu’il réussit là où celui-ci avait échoué. En un mot, le moi subliminal n’est-il pas supérieur au moi conscient ?
(…)
Il est certain que les combinaisons qui se présentent à l’esprit, dans une sorte d’illumination subite, après un travail inconscient un peu prolongé, sont généralement des combinaisons utiles et fécondes, qui semblent le résultat d’un premier triage. S’ensuit-il que le moi subliminal, ayant deviné par une intuition délicate que ces combinaisons pouvaient être utiles, n’a formé que celles-là, ou bien en a-t-il formé beaucoup d’autres qui étaient dépourvues d’intérêt et qui sont demeurées inconscientes.
Dans cette seconde manière de voir, toutes les combinaisons se formeraient par suite de l’automatisme du moi subliminal, mais, seules, celles qui seraient intéressantes pénétreraient dans le champ de la conscience. Et cela est encore très mystérieux. Quelle est la cause qui fait que, parmi les mille produits de notre activité inconsciente, il y en a qui sont appelés à franchir le seuil, tandis que d’autres restent en deçà ? Est-ce un simple hasard qui leur confère ce privilège ? Évidemment non ; parmi toutes les excitations de nos sens, par exemple, les plus intenses seules retiendront notre attention, à moins que cette attention n’ait été attirée sur elles par d’autres causes. Plus généralement, les phénomènes inconscients privilégiés, ceux qui sont susceptibles de devenir conscients, ce sont ceux qui, directement ou indirectement, affectent le plus profondément notre sensibilité.
On peut s’étonner de voir invoquer la sensibilité à propos de démonstrations mathématiques, qui, semble-t-il, ne peuvent intéresser que l’intelligence. Ce serait oublier le sentiment de la beauté mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique. C’est un véritable sentiment esthétique que tous les vrais mathématiciens connaissent. Et c’est bien là de la sensibilité.
Or, quels sont les êtres mathématiques auxquels nous attribuons ce caractère de beauté et d’élégance et qui sont susceptibles de développer en nous une sorte d’émotion esthétique ? Ce sont ceux dont les éléments sont harmonieusement disposés, de façon que l’esprit puisse sans effort en embrasser l’ensemble tout en pénétrant les détails. Cette harmonie est à la fois une satisfaction pour nos besoins esthétiques et une aide pour l’esprit, qu’elle soutient et qu’elle guide. Et, en même temps, en mettant sous nos yeux un tout bien ordonné, elle nous fait pressentir une loi mathématique. Or, nous l’avons dit plus haut, les seuls faits mathématiques dignes de retenir notre attention et susceptibles d’être utiles sont ceux qui peuvent nous faire connaître une loi mathématique. De sorte que nous arrivons à la conclusion suivante : Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, je veux dire celles qui peuvent le mieux charmer cette sensibilité spéciale que tous les mathématiciens connaissent, mais que les profanes ignorent au point qu’ils sont souvent tentés d’en sourire.
Qu’arrive-t-il alors ? Parmi les combinaisons en très grand nombre que le moi subliminal a aveuglément formées, presque toutes sont sans intérêt et sans utilité, mais par cela même elles sont sans action sur la sensibilité esthétique ; la conscience ne les connaîtra jamais ; quelques-unes seulement sont harmonieuses, et par suite à la fois utiles et belles ; elles seront capables d’émouvoir cette sensibilité spéciale du géomètre dont je viens de vous parler, et qui, une fois excitée, appellera sur elles notre attention, et leur donnera ainsi l’occasion de devenir conscientes.
Ce n’est là qu’une hypothèse, et cependant voici une observation qui pourrait la confirmer : Quand une illumination subite envahit l’esprit du mathématicien, il arrive le plus souvent qu’elle ne le trompe pas ; mais il arrive aussi quelquefois, je l’ai dit, qu’elle ne supporte pas l’épreuve d’une vérification ; eh bien, on remarque presque toujours que cette idée fausse, si elle avait été juste, aurait flatté notre instinct naturel de l’élégance mathématique.
Ainsi c’est cette sensibilité esthétique spéciale qui joue le rôle du crible délicat dont je parlais plus haut, et cela fait comprendre assez pourquoi celui qui en est dépourvu ne sera jamais un véritable inventeur. »
Science et Méthode, Livre I, Chapitre 3.
- Voici une transcription du deuxième :
« L’absurdité du système Bertillon est si évidente qu’on s’expliquera difficilement la
longueur de cette discussion. On risquerait de n’en pas comprendre la nécessite, si on ne se
rappelait l’historique de l’affaire.
Quand le système fut pour la première fois connu du public, quand on apprit que » le
bordereau n’était pas l’œuvre des seules forces de la nature » ce fut un long éclat de rire. On n’a pas
oublié le récit de ce siège épique, où un certain redan, foudroyé par la batterie des S longs, se
défendait héroïquement, jusqu’à ce qu’enfin l’assaillant, intimidé par les maculatures, reculât devant
les initiales.
Ceux qui poussaient plus loin l’examen découvraient des choses non moins stupéfiantes. Au
milieu d’un fatras incompréhensible, ils trouvaient des constatations dans le genre de celle-ci.
Il y a sur le mot intérêt deux points à peine perceptibles dont la distance verticale représente
précisément à l’échelle du 80.000e l’équidistance normale des courbes de niveau de la carte d’État-Major.
Cela peut-il être dû au hasard ?
Ainsi ce misérable, sur le point de trahir son pays, n’avait qu’une pensée : reproduire, en
imitant l’écriture de son frère, l’équidistance exacte des courbes de niveau.
Mais à un certain moment des hommes habiles comprirent quel parti on pouvait tirer de cette
mine précieuse et inépuisable d’équivoques. Ils savaient que les rieurs se lassent et que les croyants
ne se lassent pas ; ils savaient que le public ne fait pas attention à la valeur des argument, mais au
ton des argumentateurs. Et ils commencèrent à soutenir M. BERTILLON de leurs affirmations
tranchantes et réitérées.
Or, celui-ci avait un grand avantage ; l’obscurité de son système le défendait contre la
critique, de même que la seiche s’entoure d’un nuage d’encre pour échapper à ses ennemis.
Son système variait constamment, et par là il pouvait prolonger la discussion, et cela pouvait
faire illusion au public qui avait depuis longtemps renoncé à comprendre.
In n’y a pas d’inventeur de la quadrature du cercle qui ne soit prêt à prolonger la résistance
indéfiniment, du moment qu’on accepte de discuter avec lui.
La mission dont nous étions chargés nous obligeait à examiner le système comme s’il était
sérieux.
(…)
Ce que nous venons de dire suffit pour faire comprendre l’esprit de la » méthode » de M.
BEertillon. Il l’a lui-même résumé d’un mot : » quand on cherche, on trouve toujours « .
Quand une coïncidence est constatée, c’est une preuve accablante ; si elle fait défaut, c’est une
preuve plus accablante encore, car cela prouve que le scripteur a cherché à détourner les soupçons.
On ne s’étonnera pas des résultats qu’il a obtenus par cette méthode. La naïveté avec laquelle
il en a dévoilé les secrets porterait à croire à sa bonne foi.
En résumé, tous ces systèmes sont absolument dépourvus de toute valeur scientifique :
1/ Parce que l’application du calcul des probabilité à ces matières n’est pas légitime ;
2/ Parce que la reconstitution du bordereau est fausse ;
3/ Parce que les règles du calcul des probabilité n’ont pas été correctement appliquées.
En un mot, parce que les auteurs ont raisonné mal sur des documents faux.
Signée : POINCARÉ, DARBOUX, APPELL. »