Pas de calcul !

Ce qu’on peut faire quand on ne sait pas résoudre un problème par le calcul

À bout de calcul

Pendant des siècles, l’objectif des mathématiciens qui étudiaient le mouvement des astres a été de calculer le plus précisément possible les trajectoires des planètes. Lorsqu’on s’est aperçu qu’aucune formule explicite ne pourrait jamais nous donner les trajectoires exactes des planètes du système solaire, a-t-on abandonné toute tentative ? Heureusement non ! Le début du XXème siècle a vu l’émergence de l’étude qualitative des systèmes dynamiques. L’idée, c’est que même si on ne sait pas calculer une trajectoire donnée, on peut comprendre la structure globale de l’ensemble de toutes les trajectoires possibles. C’est en développant cette approche sans calcul qu’Henri Poincaré, mathématicien-philosophe-physicien-ingénieur, a compris le caractère chaotique du problème à trois corps et a posé les bases de la théorie du chaos. Finalement, ne pas pouvoir calculer aura été une chance plus qu’un obstacle, comme le dit lui-même Henri Poincaré :

Vous me demandez de vous prédire les phénomènes qui vont se produire. Si, par malheur, je connaissais les lois de ces phénomènes, je ne pourrais y arriver que par des calculs inextricables et je devrais renoncer à vous répondre ; mais, comme j’ai la chance de les ignorer, je vais vous répondre tout de suite. Et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ma réponse sera juste.

Quel genre d’objet ?

Quand on étudie les mouvements possibles d’astres qui s’attirent les uns les autres et que le problème est trop compliqué pour qu’on puisse décrire parfaitement les trajectoires, quelles sont les informations qualitatives qui peuvent nous aider ?

La vidéo ci-dessous présente quelques-uns des objets auxquels s’intéressent les mathématiciens et les mathématiciennes qui étudient la mécanique céleste, et plus précisément le problème à trois corps restreint, où une petite planète est attirée par deux étoiles qui tournent l’une autour de l’autre.

Les objets que vous allez voir sont un peu abstraits et leurs noms sont compliqués ; pas d’inquiétude si vous avez du mal à suivre les descriptions ! Découvrez quelques images que peuvent avoir en tête les mathématiciens quand ils évoquent le problème à trois corps, et la manière dont ils parlent de ces images.

Faire des mathématiques, c’est parfois calculer, mais c’est aussi établir des liens entre les objets, comprendre la structure de certains ensembles, essayer différentes manières d’aborder un même problème.

Les mathématiques, ce n’est pas que du calcul

Le chaos est comme le revers d’une médaille, dont l’avers serait la stabilité des systèmes dynamiques. On ne peut pas étudier l’un sans l’autre, et pour ces deux notions, l’abandon de l’approche calculatoire a permis de grandes avancées.

Jessica Massetti, mathématicienne,
travaille sur la stabilité des systèmes dynamiques.

Voici comment elle décrit son domaine de recherche et son rapport au calcul.

La stabilité des trajectoires

La découverte par Hooke et Newton de la loi de l’attraction universelle bouleversa, à la fin du XVIIème siècle, notre compréhension du mouvement des astres du système solaire. On mesura très vite que ses implications purement dynamiques étaient énormes : les planètes se perturbent mutuellement dans leur mouvement elliptique keplérien autour du Soleil. Il ne fut plus évident que le Système solaire fût stable, et de là naquit l’un des plus vieux et plus résistants problèmes des mathématiques, celui de l’étude de la stabilité du système solaire : le mouvement des planètes se répète-t-il éternellement, ou au contraire des collisions ou éjections peuvent-elles se produire ?

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Une avancée spectaculaire fut accomplie dans les années 1950-60 au niveau mathématique quand, utilisant les travaux de Kolmogorov, Arnold démontra le théorème suivant : si les masses des planètes avaient été suffisamment petites par rapport à celle du Soleil (en fait incomparablement plus petites que les masses réelles), pour beaucoup (dans un sens mathématique précis) de conditions initiales (positions et vitesses initiales des planètes), le mouvement des planètes aurait été quasi-périodique, c’est-à-dire une sorte de superposition de mouvements oscillatoires ; en particulier, ces mouvements sont bornés et sans collisions, tout comme l’est leur approximation keplerienne (leurs orbites sont des ellipses). C’est un retentissant résultat de stabilité, même si, d’une part, il ne s’applique pas au système solaire lui-même, et si, d’autre part, à supposer que les masses soient suffisamment petites, il ne s’applique pas à toutes les conditions initiales possibles. L’ampleur des difficultés mathématiques pour vaincre ce théorème avait fait reculer des mathématiciens aussi brillants que Weierstrass et Poincaré.

La théorie KAM (du nom des trois mathématiciens Kolmogorov, Arnold et Moser), a pour objet l’étude des mouvements quasi-périodiques et leur persistance par petite perturbation ; l’appareil mathématique qui réside derrière cette théorie est complexe et, depuis le remarquable résultat d’Arnold, devint une machinerie en développement continu : si d’une part on peut alors prouver que sous des conditions très particulières le système Soleil-Jupiter-Saturne est stable, de l’autre il y a plein d’autres orbites remarquables qui sont observées et dont on veut comprendre le comportement à long terme.

Un exemple très joli est donné par Janus et Épimethée, deux petites lunes de Saturne (de diamètre à peine de 100 km environ !) découvertes en 1980 par la sonde Voyager. Ces satellites ont la remarquable propriété d’être les seuls corps connus du système solaire a évoluer de manière « stable » (tout au moins sur une longue durée) dans une configuration en «  fer à cheval  » où tous les 4 ans, l’un et l’autre se rapprochent et échangent leurs orbites : le plus interne passant sur une orbite extérieure et inversement.

Il est alors naturel de se demander si ce type de configuration est stable sur un temps infiniment long. Autrement dit : est-ce que Janus et Épimethée auront perpétuellement des rapprochements et consécutivement des échanges d’orbites ? Ou bien, est-ce qu’au bout d’un certain temps ces échanges n’auront plus lieu a cause, par exemple, d’une collision mutuelle ou, au contraire d’un éloignement progressif de ces deux lunes ?

Des avancées toutes récentes visent à appliquer la théorie KAM à ce type de configurations et montrer la stabilité de ce joli système.

Pas de calcul ?

C’est en discutant avec Alain Chenciner dans la période de labor limae de son bel exposé pour les séminaires de Philosophie et Mathématiques de l’ENS que je me suis rendue compte de comment il peut être complexe de répondre à la question « que signifie qualitatif en math ? » et, parallèlement, de la difficulté que parfois on rencontre si l’on doit expliquer au «  non mathématicien  » que « les maths ce n’est pas que du calcul » (discussion qui banalement se présente à chaque repas où le pauvre mathématicien de la table est immanquablement chargé de diviser l’addition opportunément, car « allez, tu fais des mathématiques, non ? »). 

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Bon, il faut admettre également que même quand on rejette l’addition en criant « nous, on ne fait pas du calcul » (dans le sens usuel auquel les gens pensent), on fait du calcul quand même, un type de calcul qui n’est peut être pas finalisé à «  résoudre  » une équation en trouvant explicitement ses solutions (chose qui arrive très rarement) mais à chercher de comprendre le comportement de certaines de ces solutions – si l’on sait tout au moins qu’elles existent. Alors, dans quel sens on ne fait pas que du calcul ? Essayons de partir du début.

L’évolution de l’étude des systèmes dynamiques a été joliment synthétisée par Yulij Ilyashenko dans son texte Attracteurs des systèmes dynamiques et généricité paru dans Images des Mathématiques ; Ilyashenko répartit cette étude en trois périodes (qui, bien évidemment, communiquent toujours entre elles) :

  • la période de Newton : une équation différentielle est donnée. Résolvez-la !
  • la période de Poincaré : une équation différentielle est donnée. Décrivez le comportement qualitatif des solutions, sans la résoudre !
  • la période d’Andronov : aucune équation différentielle n’est donnée. Décrivez les propriétés qualitatives des solutions !

En effet, c’est la première période celle qui s’approche peut être le plus de la pensée commune. Newton le premier se rendit compte que l’évolution d’un système pouvait être décrite par une équation différentielle. Considérons par exemple deux planètes qui s’attirent mutuellement suivant la loi de gravitation universelle, l’évolution de la trajectoire d’un corps (et de même pour l’autre) est donnée par un principe fondamental : la masse du corps multipliée par son accélération est égale à la somme des forces qui s’exercent sur lui.

Dans le cadre de notre exemple, c’est la force gravitationnelle exercée par l’autre planète ; ceci constitue un système d’équations différentielles du deuxième ordre qui nécessite de connaître deux quantités, les vitesses et positions des corps à un instant initial, afin d’en pouvoir déterminer la solution : positions-vitesses des planètes au cours du temps. C’est lorsqu’on se rend compte de l’existence de certaines bonne propriétés (symétries, conservation de certaines quantités comme le moment cinétique…) satisfaites par ce système, qu’il est possible de donner une solution explicite des trajectoires de ces corps, pour toute condition initiale.

A ce point, je tiens à préciser qu’une telle situation est un petit miracle dans le monde des systèmes d’équations différentielles. En effet, très très peu de problèmes peuvent être décrits si explicitement et être, comme celui-ci, complètement compris (il suffit de rajouter une planète au problème ci-dessus…).

Quoi faire alors d’un système d’équations que l’on ne peut pas résoudre ? La description qualitative des solutions.

Pour rester dans la recherche actuelle

Stroboscope

Stroboscope

Capturer la dynamique en quelques photos

Chorégraphies

Chorégraphies

dansées par les planète mathématiques

Et si trois ?

Et si trois ?

Et si on étudiait le mouvement de trois astres qui s’attirent ?

Aller plus loin sur ce sujet

Sur Poincaré et l’étude qualitative des systèmes dynamiques

  • Un article passionnant d’Étienne Ghys sur les questions de périodicité et de stabilité en astronomie.
  • Le livre Celestial Encounters, de Florin Diacu et Philip Holmes, qui propose une approche historique du problème à trois corps et, plus généralement, des questions de stabilité et de chaos.
  • J. Le livre de Barrow et Green, Poincaré and the three body problem.
  • Un bel article de Cédric Villani sur Henri Poincaré.
Notes et références
  • La citation d’Henri Poincaré est issue de son livre Science et Méthode, Livre Ier, chapitre IV.
  • L’article d’Alain Chenciner auquel il est fait référence dans le texte de Jessica Massetti,
  • Une partie des figures à partir desquelles sont dessinées les images du diaporama se trouvent dans le livre Dynamical Systems, the Three-Body Problem, and Space Mission Design, de Wang Sang Koon, Martin W. Lo, Jerrold, E. Marsden et Shane D. Ross.